Claudio Abbado était un miracle de la musique, un chef d'orchestre inspiré, profond, cultivé, exceptionnel à l'opéra comme au concert et ouvert aux musiquesde son temps. Il était aussi un miraculé de la vie : opéré en juillet 2000 d'un cancerà l'estomac, l'Italien était revenu sur scène, en janvier de l'année suivante, amaigri, vieilli de vingt ans, mais il avait repris ses activités avec une énergie nouvelle et salvatrice. Il déclarait, deux ans plus tard, dans un documentaire de la chaîne Arte : « J'ai appris des choses nouvelles, cette interruption a été une expérience exceptionnelle qui fait que je vois et sens tout de manière différente. » En dépit de nombreuses rémissions, ce cancer aura fini par le vaincre, le 20 janvier, à Bologne, quelques mois après sa dernière apparition publique, le 24 août 2013, au Festival de Lucerne, dans la Symphonie inachevée de Schubert et la Symphonie n°9 de Bruckner. Claudio Abbado avait 80 ans.
Bel homme à l'austère figure, Abbado dirigeait d'un geste sûr et élégant, mais cette grâce n'avait rien de cosmétique. D'ailleurs, la profondeur de la musique imprimait à son visage des expressions d'une austérité douloureuse et son regard prenait parfois des couleurs d'outre-monde et d'apocalypse, notamment dans la musique de Gustav Mahler, ainsi que le montrent les concerts filmés au Festival de Lucerne (disponibles en DVD), où il retrouvait chaque été, à la fin de sa carrière, l'Orchestre en résidence qu'il avait ressuscité en 2003.
LIBERTÉ SOUVERAINE
Le 25 janvier 2001, à la tête de l'Orchestre philharmonique de Berlin, dont il avait pris les commandes en 1990, Abbado dirigeait le Requiem de Verdi en commémoration du centenaire de la mort du compositeur. En coulisses, quelques heures plus tôt, beaucoup de membres de son entourage professionnel ne cachaient pas leur inquiétude et certains émettaient même des pronostics négatifs sur la capacité d'Abbado à diriger le concert, voire à « tenir » jusque là. En dépit de cette ambiance mortifère, il dirigea superbement. Mais ce fut un choc pour le public présent ce soir-là - puis, le surlendemain, pour les spectateurs d'Arte qui diffusait le programme - que de voir le juvénile et séduisant sexagénaire transformé en vieillard au visage émacié.
Alors qu'il gravissait lentement et difficilement la rampe qui mène des coulisses au podium, il était impossible de ne pas penser à Herbert von Karajan, son prédécesseur à ce poste, dont les dernières années avaient montré, dans les mêmes lieux, un homme luttant contre la tyrannie d'un corps débilitant. Mais Abbado se remit et reprit de plus belle ses activités. Et le chef passa à autre chose, qui fut l'exercice d'une liberté souveraine : après avoir quitté en 2002 son poste berlinois, laissant la baguette à Simon Rattle, Claudio Abbado allait sedélester des obligations liées à des institutions aussi prenantes que celles dont il avait eu la charge au cours de sa belle carrière (il avait auparavant été directeur musical de la Scala de Milan de 1971 à 1988 ; de l'Orchestre symphonique de Londres de 1979 à 1988 ; de l'Opéra de Vienne de 1986 à 1991).
LA VÉRITÉ ENTRE LES NOTES
Plutôt que d'accepter les invitations des grands orchestres et opéras internationaux, il continua de travailler prioritairement avec des formations non permanentes aux effectifs allégés, comme l'Orchestre de chambre de l'Europe ou le Mahler Chamber Orchestra, avec lesquels il enregistra et réenregistrera avec une vitalité nouvelle des œuvres classiques de son répertoire, comme les symphonies de Haydn, Beethoven (et son opéra Fidelio) ou Schubert (pour Deutsche Grammophon, son principal label discographique).
Cette vitalité n'était pas seulement due à l'« expérience exceptionnelle » procurée par la rémission de sa maladie, mais aussi à une capacité à se remettre en question. « Comme je suis d'une nature curieuse, j'apprends toujours », aimait-il àdire. Bien avant la vogue « baroqueuse », Abbado avait coutume de consulter les manuscrits autographes où des détails non respectés par les éditions courantes livraient d'éclairantes informations. Pour autant, le chef ne faisait pas religion de l'Urtext (« texte original ») et, en musicien pragmatique, n'hésitait pas à rappelerl'importance aussi grande des premières éditions, corrigées par les compositeurs, lesquelles proposaient une couche d'information supplémentaire.
Pour Abbado, les mouvements métronomiques n'étaient pas une injonction, mais une indication. La vérité se trouvait entre les notes et surtout, disait-il au mensuel Diapason en 2003, dans « la relation entre les tempos des différents mouvements telle qu'elle s'exprime à travers les indications métronomiques. » Abbado, en instinctif, aura compris l'enseignement des interprétations philologiques sans enfaire un dogme ni une langue apprise par serinage.
RÉVÉLATION « MAGIQUE »
En 2004, il allait plus loin encore en contribuant à la fondation du Mozart Orchestra avec lequel il observera les principes du jeu « à l'ancienne » comme en témoigne son deuxième enregistrement, pour Deutsche Grammophon, du Stabat mater de Pergolèse puis ceux, dégraissés et « volando » (une expression qu'il affectionnait), des concertos pour violon de Mozart avec le « baroqueux » Giuliano Carmignola, toujours pour le label au cartouche jaune.
La profonde musicalité de l'Italien avait convaincu de nombreux concertistes connus de venir jouer dans les rangs de l'Orchestre du Festival de Lucerne, fondé par Arturo Toscanini en 1938, qu'il avait relancé en 2003, constitué pour l'essentiel de chefs de pupitres et solistes des plus grands orchestres internationaux. On y voyait la violoncelliste russe Natalia Gutman, les membres du Quatuor Hagen et la clarinettiste allemande Sabine Meyer. Certains d'entre eux n'avaient jamais joué dans un orchestre et découvraient ainsi les délices du Zuzammenmuzizieren («Musiquer ensemble »), expression allemande qu'aimait Abbado et emblème de son idéal artistique.
Durablement marqué par la violence humiliante d'Arturo Toscanini quand, encore enfant, il l'avait entendu répéter, Abbado allait détester pour toujours les comportements autoritaires. Il dira aussi souvent combien il avait été transformé, à l'âge de sept ans, par l'audition des Nocturnes de Debussy par un autre chef italien, moins connu, Antonio Guarneri. Après cette révélation de l'orchestre, qu'il qualifia souvent de « magique », le jeune Claudio, né le 23 juin 1933 dans unefamille de musiciens (son père était violoniste, sa mère pianiste), sut qu'il deviendrait chef d'orchestre.
CONTRE LES FAUSSES TRADITIONS
Partisan du dialogue, Abbado ne s'en laissait pas pour autant conter. Ainsi, encore peu connu, tiendra-t-il tête aux musiciens de l'Orchestre philharmonique de Berlin ou de Vienne qui s'enferraient dans de fausses traditions et lui reprochaient d'êtretrop italien pour comprendre vraiment la culture germanique – lieu commun hélas ! encore vivace. Or, l'Europe centrale était la passion même d'Abbado, homme cultivé qui parlait couramment l'Allemand et avait fait ses études à Vienne chez Hans Swarowsky, dans la classe duquel il se liera d'une indéfectible amitié avec le chef d'orchestre indien Zubin Mehta. Bien plus tard, Claudio Abbado claquera la porte de l'Orchestre philharmonique de Vienne parce que, au Festival de Salzbourg, les musiciens n'étaient jamais les mêmes en fosse d'une répétition ou d'une représentation à l'autre.
Abbado était en fait venu à Vienne pour y poursuivre ses études de piano. C'est dans la classe de Bruno Seidhofer qu'il rencontrera et se liera d'amitié avec la jeune Martha Argerich, et c'est d'ailleurs grâce à la pianiste argentine, qui avait obtenu un contrat d'exclusivité avec Deutsche Grammophon après son Premier Prix au Concours Chopin de Varsovie, en 1965, qu'il entrera dans l'écurie prestigieuse de la firme hambourgeoise.
Claudio Abbado avait très jeune enseigné (la musique de chambre notamment) mais il préférait former les jeunes musiciens (il contribua à créer, en 1978, l'Orchestre des jeunes de la Communauté européenne) et soutenir activement de jeunes collègues qu'il considérait comme particulièrement doués. Ainsi devait-ilencourager les débuts du chef britannique Daniel Harding (à qui il allait proposer, en 1998, au Festival d'Aix-en-Provence, de partager la direction des représentations de Don Giovanni dans la mise en scène de Peter Brook) ou, plus tard, ceux du vénézuélien Gustavo Dudamel. Quand, à nouveau hospitalisé, il dutannuler ses concerts de la fin du printemps et du début de l'été 2010 (dont ceux qui allaient marquer, en juin, son retour tant attendu à la Scala de Milan), Abbado imposa son remplaçant, Diego Matheuz, un autre jeune chef vénézuélien de 25 ans, encore inconnu.
COMPAGNON DE ROUTE
Ce goût des autres, Abbado le devait à sa famille, qui eut une conduite généreuse et courageuse pendant la seconde guerre mondiale, et à son engagementpolitique. Compagnon de route des communistes, le chef ne prit jamais sa carte au parti, contrairement à son ami le compositeur Luigi Nono (1924-1990), auquel le liait une intimité qui se passait de mots. « J'ai toujours détesté l'idée d'appartenirà un parti, confiait Abbado à Diapason. Il faut être libre. C'est pour cela qu'en 1968 […] j'ai protesté contre l'entrée des Russes à Prague. C'était terrible mais personne n'en parlait parce que ce n'était pas bon pour les partis de gauche… »Ce qui ne l'empêchera pas de se produire dans des usines avec l'Orchestre de la Scala, ses amis Nono et le pianiste Maurizio Pollini. « Les gens n'avaient jamais entendu la musique de Nono mais ils n'avaient jamais entendu non plus l' « Eroïca » de Beethoven ! » dira-t-il.
Cette folle utopie d'une musique savante partagée par tous n'était-elle qu'une grande illusion ? Abbado fit en tout cas tout pour que la Scala de Milan, sous son mandat de directeur musical, devienne un lieu plus démocratique, accessible aux moins aisés. Peu friand d'entretiens avec la presse, Claudio Abbado n'était pas très disert en matière de discours sur la musique. Il l'expliquait, l'éclairait en la faisant. Pour tout livre de souvenirs, il n'aura laissé qu'un discret témoignage sur son métier en publiant, comme l'avait fait sa propre mère, un livre pour enfants, Je serai chef d'orchestre (L'Ecole des loisirs, « Archimède », 2007).
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